Chapitre 32

 

Richard avait le sentiment que sa tête allait exploser. Alors qu’il cherchait une solution contre la menace venue du royaume des morts, il voyait défiler devant lui les hordes de soldats assoiffés de sang sortis de l’Ancien Monde.

— Du calme ! lança-t-il, une main levée pour empêcher tout son petit monde de parler en même temps. Un peu de discipline ! Et essayons de réfléchir sainement.

— Les Carillons risquent d’avoir dévasté le monde avant que Jagang ait conquis les Contrées du Milieu, dit Kahlan. Donc, ce sont eux le problème prioritaire. Richard, tu viens juste de m’en convaincre ! Le monde des vivants a besoin de la Magie pour survivre et se défendre contre Jagang. Si nous n’avions plus que nos épées pour l’affronter, l’empereur adorerait ça !

» Nous devons aller en Aydindril. Comme tu l’as dit toi-même, Zedd n’a peut-être pas menti au sujet de la mission à accomplir dans la Forteresse. Si nous ne brisons pas la fameuse bouteille, nous risquons d’aider les Carillons à détruire la magie. Et si nous ne nous dépêchons pas, nous arriverons peut-être trop tard !

— Il faut que mon Agiel retrouve son pouvoir ! s’écria Cara. Sinon, je ne pourrai plus vous protéger efficacement. Donc, je vote aussi pour gagner Aydindril le plus vite possible.

Richard dévisagea tour à tour les deux femmes.

— Je crois que j’ai compris le message… Mais si Zedd nous a raconté des bobards du début à la fin, histoire de se débarrasser de nous, casser la bouteille ne servira à rien. N’oubliez pas qu’il a pu vouloir nous mettre en sécurité, tout simplement, avant de s’occuper seul du problème.

» Vous savez ce que fait un père quand il voit des étrangers à l’air hostile approcher de sa maison ? Il dit aux enfants de rentrer et d’aller compter les bûches dans le coffre à bois !

L’Inquisitrice et la Mord-Sith grimacèrent de frustration. Cette hypothèse ne pouvait pas être écartée.

— Cela dit, nous avons appris quelque chose d’important : Joseph Ander, le sorcier chargé de combattre les Carillons, fut aussi un des fondateurs d’Anderith. Zedd ignore cette information, qui change peut-être beaucoup de choses. Ça ne veut pas dire que nous devons aller en Anderith. Moi aussi, je brûle d’envie de rentrer en Aydindril. Mais j’ai peur, en le faisant, de laisser passer une chance… (Le Sourcier se massa le front.) Bref, je ne sais pas ce qu’il faut faire…

— Alors, choisissons Aydindril ! insista Kahlan. Là-bas, nous avons au moins une tâche à accomplir.

— Tu as sans doute raison… Joseph Ander peut avoir vaincu les Carillons à l’autre bout des Contrées, puis fondé Anderith des années plus tard, sans qu’il y ait un rapport entre les deux événements.

— Bien raisonné, approuva Kahlan. Alors, en route pour Aydindril, et espérons que nous vaincrons les Carillons !

— Une minute ! fit Richard. Je suis d’accord, mais à quoi bon obéir à Zedd, si sa « mission » est une fumisterie, comme son Cabrioleur ? Dans ce cas, nous n’aurons rien fait contre les deux menaces ! Il ne faut pas négliger cette possibilité…

— Seigneur Rahl, dit Cara, aller en Aydindril est utile dans tous les cas. En plus de casser la bouteille de Zedd, vous récupérerez votre épée… et le journal de Kolo. Berdine vous aidera à le traduire. Depuis notre départ, elle a dû avancer dans son travail, et des réponses nous attendent peut-être déjà. Sinon, vous aurez le journal, et vous saurez quoi chercher…

— Bien vu…, approuva Richard. Et je pourrai consulter d’autres ouvrages. Selon Kolo, les Carillons se sont révélés plus faciles à neutraliser que prévu…

— Mais tous les sorciers de cette époque contrôlaient la Magie Soustractive, rappela Kahlan.

Richard aussi avait le don soustractif, mais il le maîtrisait si peu que ça ne comptait pas. À part le pouvoir de l’épée, qu’il comprenait, il était un parfait ignare en magie.

— Les grimoires de la Forteresse contiennent probablement la solution au problème des Carillons, intervint Cara. Et qui sait, elle n’est peut-être pas si compliquée que ça ? Et s’il ne fallait même pas recourir à la Magie Soustractive ? (Elle croisa les bras, visiblement écœurée de devoir évoquer un sujet qu’elle abominait.) Il vous suffira peut-être de claquer des doigts, et tout s’arrangera !

— C’est vrai, dit Du Chaillu, qui n’avait pas saisi l’ironie de la Mord-Sith, tu es un grand magicien, Richard le Sourcier. Ce sera très facile, pour toi !

— Je crains que tu me surestimes, mon amie…

— Quoi qu’il en soit, trancha Kahlan, la meilleure solution est de rentrer en Aydindril.

Toujours hésitant, Richard ne fit pas de commentaires. Il aurait donné cher pour que prendre une décision ne soit pas si difficile. Mais il hésitait entre deux possibilités, et rien ne faisait pencher la balance d’un côté ni de l’autre.

Parfois, conscient que les habits du seigneur Rahl étaient trop grands pour lui, il rêvait d’en finir avec cette imposture et de rentrer chez lui. Après tout, il n’était qu’un guide forestier. Alors, pourquoi aurait-il dû tout savoir ? Quelqu’un ne pouvait-il pas venir et donner les réponses à sa place.

Et il fallait en plus que Zedd ait menti comme un arracheur de dents ! Des milliers de vies étaient en danger parce qu’il avait cru malin de laisser les deux « jeunots » dans le brouillard !

Mais le vieux sorcier n’était pas le seul responsable. Si Richard s’était souvenu de Du Chaillu et lui en avait parlé, tout aurait pu être différent.

— Pourquoi ne veux-tu plus aller en Aydindril ? demanda Kahlan.

— Si seulement je le savais… Mais grâce à Du Chaillu, nous connaissons le plan de Jagang. Et s’il conquiert les Contrées du Milieu, nous serons fichus, Carillons ou pas !

» Imaginez qu’ils soient une menace moins grave que nous le pensons ! À long terme, je ne doute pas qu’ils seront nuisibles, mais combien de temps leur faudra-t-il pour affaiblir gravement la magie ? Des jours ? Des mois ? Des années ? Des siècles, peut-être !

— Richard, je ne te comprends plus ! Les Carillons font déjà des victimes. As-tu oublié Juni ? Le bébé mort-né ? Les deux Baka Tau Mana ? Nous devons les arrêter coûte que coûte ! Et c’est toi qui m’as forcée à regarder la réalité en face !

— Seigneur Rahl, dit Cara, je suis d’accord avec la Mère Inquisitrice. Continuons sur le chemin d’Aydindril !

— Caharin, demanda Du Chaillu en se levant, puis-je parler ?

— Bien entendu…, marmonna Richard, perdu dans ses pensées.

La femme-esprit ouvrit la bouche, sursauta, la referma, réfléchit quelques instants puis demanda :

— Cet empereur, Jagang, est-il un magicien ?

— En un sens, oui… Il a le pouvoir de s’introduire dans l’esprit des gens pour les contrôler. On l’appelle « celui qui marche dans les rêves ». À ma connaissance, son don se limite à ça.

— Une armée ne peut pas guerroyer longtemps sans le soutien de la population de son pays. Tu crois qu’il contrôle tous ceux qui combattent à ses côtés participent à l’effort de guerre ?

— Non, il ne peut pas manipuler autant de monde. Comme un maître de la lame pendant un combat, il doit choisir les cibles les plus importantes. Il s’en prend surtout à des magiciens, afin qu’ils mettent leur pouvoir à son service…

— Pour soumettre le peuple, je suppose ? Les sorciers et les sorcières tiennent à la gorge des milliers d’innocents, qui…

— Non, coupa Kahlan. La population soutient librement Jagang.

— Veux-tu dire que ces gens ont choisi d’avoir pour chef un homme aussi vil ?

— Pour régner, les tyrans ont besoin du consentement de leurs sujets.

— Alors, ceux que tu appelles des « sujets » sont aussi maléfiques que leur maître ?

— Non, ce sont des gens ordinaires. Comme des chiens lors d’un banquet, ils se massent autour de la table de la tyrannie et espèrent récupérer les miettes qui en tombent. Tout le monde n’est pas prêt à faire le beau pour plaire à un despote, mais les candidats ne manquent pas, s’il sait les faire saliver en leur instillant de la haine – et en leur donnant un noble prétexte pour assouvir leurs plus infâmes pulsions. La plupart des gens préfèrent voler ce qu’ils convoitent plutôt que de le mériter…

— Des chacals ! s’écria Du Chaillu.

— Exactement ! approuva Kahlan.

De plus en plus perturbée par ces révélations, la femme-esprit baissa les yeux.

— C’est encore plus horrible comme ça ! dit-elle. J’aurais préféré penser que ces gens étaient victimes de Jagang. Ou même possédés par le Gardien ! Mais savoir qu’ils suivent délibérément un tel monstre…

— Tu voulais dire quelque chose, rappela Richard à la Baka Tau Mana, j’aimerais l’entendre…

Du Chaillu croisa les mains et fit un effort pour se ressaisir. Sur son visage, le désarroi céda la place à une extrême gravité.

— Comme je l’ai déjà dit, nous avons épié cette armée pendant des jours, et fait des prisonniers. Bien entendu, cette colonne avance lentement, et nous avons eut tout le temps de voir comment se passent les choses.

» Chaque soir, le chef fait ériger pour ses catins et lui de grandes tentes très confortables. Les autres officiers supérieurs y ont également droit. Toutes les nuits, ces hommes festoient, et l’empereur se comporte comme un puissant monarque en voyage d’agrément.

» Des chariots pleins de femmes, consentantes ou non, suivent la troupe. À chaque halte, on laisse les soldats se repaître de leurs corps. Cette horde a soif de luxure autant que de conquête ! Même en campagne, les militaires de l’Ordre n’oublient pas le plaisir.

» Ils ont tout l’équipement possible, des centaines de chevaux de rechange et des troupeaux accompagnent la colonne, histoire de lui fournir de la viande à volonté. Une grande caravane de chariots transporte de la nourriture et une multitude de fournitures, des moulins à grain jusqu’à des ateliers complets de forgeron. Ils emportent avec eux des tables, des chaises, des tapis et même de la vaisselle fine qu’ils rangent dans des caisses pleines de copeaux de bois. Chaque soir, ils déballent tout ça et font de la tente de Jagang un véritable palais ambulant.

» Avec les pavillons et le reste, on dirait qu’une ville entière se déplace.

Du Chaillu fit un geste circulaire dans l’air, la main bien à plat.

— Cette armée coule dans les plaines comme un fleuve majestueux. Elle ne va pas vite, mais rien ne peut l’arrêter, et elle approche chaque jour un peu plus de sa destination. Oui, comme une ville en mouvement, pas très rapide, et pourtant toujours plus menaçante…

» Nous avons cessé d’espionner l’Ordre Impérial, parce que je voulais avertir rapidement le Caharin. Quand il le faut, les Baka Tau Mana vont aussi vite, à pied, que des messagers sur des étalons.

Pour avoir voyagé avec la femme-esprit, Richard savait que c’était de la vantardise – mais à peine ! Et quand il avait forcé Du Chaillu à monter sur un cheval, elle s’était indignée comme s’il s’agissait d’un animal maléfique…

— Alors que nous traversions la plaine, continua la Baka Tau mana, en direction du nord-ouest, nous sommes arrivés devant les hautes murailles grande cité.

— Renwold, dit Kahlan. C’est la seule ville importante du Pays sauvage, dans les environs. Et ses murs d’enceinte sont immenses.

— Renwold, sûrement…, soupira Du Chaillu. En tout cas, cette cité avait reçu la… visite… des soldats de l’Ordre. (La femme-esprit blêmit, comme si d’horribles images lui revenaient en mémoire.) Je n’aurais jamais cru que des êtres humains puissent être aussi cruels avec leurs semblables. Même les Majendies ne feraient pas des choses pareilles…

Des larmes roulèrent sur les joues de Du Chaillu.

— Une boucherie ! Les vieillards, les enfants, les bébés… Et les femmes, livrées pendant des jours à….

La Baka Tau Mana éclata en sanglots. Quand Kahlan lui passa un bras autour des épaules, elle se blottit contre elle comme une enfant terrorisée.

— Je sais…, souffla l’Inquisitrice. J’ai traversé une ville aussi grande que Renwold, après le passage des bouchers de Jagang. Tout ce que tu as vu, je l’ai vu aussi…

» À Ebinissia, les soldats de l’Ordre ont tué tout le monde, mais ils se sont d’abord « amusés » avec les vivants. C’était atroce…

La femme qui dirigeait les Baka Tau Mana avec fermeté et courage – celle-là même qui avait supporté des mois d’indigne captivité, puis provoqué par devoir la mort de ses maris, et enfin pris tous les risques pour aider Richard à détruire les Tours de la Perdition – s’abandonna entre les bras de Kahlan et pleura comme une enfant.

Pudiques, les maîtres de la lame détournèrent le regard. Tout aussi délicats, Chandalen et ses chasseurs les imitèrent.

Richard aurait pourtant parié que rien au monde n’aurait pu contraindre Du Chaillu à pleurer en public.

— Nous n’avons trouvé qu’un survivant…, dit-elle entre deux sanglots. Un homme…

— Comment s’en est-il tiré vivant ? demanda Richard, très sceptique. Il vous l’a dit ?

— Le pauvre délirait… Il implorait les esprits du bien de lui rendre sa famille, et criait sans cesse que tout ça était sa faute. Oui, il demandait pardon à tout le monde, et surtout à la tête décomposée d’un enfant, dont il refusait de se séparer. Il lui parlait, vous comprenez, comme si elle avait encore pu l’entendre…

— Cet homme avait-il de longs cheveux blancs ? demanda Kahlan d’une voix étranglée par l’émotion. Et portait-il un manteau rouge avec des galons d’or sur les épaules ?

— Tu le connais ? s’étonna Du Chaillu.

— C’est l’ambassadeur Seldon. Il n’a pas survécu à l’attaque, parce qu’il était en Aydindril quand elle a eu lieu. (L’Inquisitrice se tourna vers son mari.) Je lui ai demandé de se joindre à nous, et il a refusé, car il pensait, comme le Conseil des Sept, que son pays, Mardovia, deviendrait vulnérable s’il s’alliait à l’un des deux belligérants. Pour lui, la neutralité était un gage de sécurité.

— Et que lui as-tu dit ? demanda Richard.

— Qu’il n’y aurait pas de spectateurs dans cette guerre. Tes propres mots, en somme. J’ai ajouté que j’avais décidé d’écraser l’Ordre Impérial, et que je pensais comme toi : Mardovia serait avec nous, ou contre nous. Enfin, je l’ai prévenu que l’Ordre verrait les choses de la même façon.

» Richard, je lui ai prédit le destin de Renwold, sa capitale, mais il n’a rien voulu entendre, même quand je l’ai imploré de penser à sa famille. Pour lui les siens ne risquaient rien à l’abri des murailles de la ville…

— Je ne souhaite à personne de recevoir une telle leçon, dit le Sourcier.

— Et moi, gémit Du Chaillu, j’espère que ce n’était pas la tête d’un de ses enfants…

Richard posa une main réconfortante sur le bras de son amie.

— Nous comprenons ta réaction, lui assura-t-il. L’Ordre sème la terreur pour démoraliser ses futurs adversaires, et les inciter à se rendre. Voilà pourquoi nous le combattons sans merci.

La femme-esprit releva les yeux.

— Alors, va aider le peuple d’Anderith ! Ou au moins, envoie quelqu’un le prévenir ! Que tous les gens fuient avant l’arrivée des bouchers, pour échapper au massacre que j’ai vu à Renwold. Ces malheureux doivent savoir, et fuir le plus loin possible !

Du Chaillu se dégagea de l’étreinte de Kahlan et s’éloigna pour aller pleurer loin de tous les regards.

— Anderith ne nous a pas encore juré allégeance, je crois ? demanda Richard à sa femme. Mais ce pays a des représentants en Aydindril, et ils connaissent notre position ?

— Oui, répondit Kahlan. Les émissaires anderiens ont été prévenus, comme ceux des autres pays. Ils savent que les Contrées du Milieu ont vécu, et qu’ils doivent abdiquer leur souveraineté en faveur de l’empire d’haran.

« L’empire d’Haran »… Ces mots semblaient si terribles. Et un guide forestier convaincu d’être un imposteur le dirigeait au moment où une guerre totale se préparait…

— Il y a peu, dit Richard, je redoutais que D’Hara sème la terreur dans tout le Nouveau Monde. Et aujourd’hui, ce royaume est notre seul espoir !

— Richard, ton empire n’a rien de commun avec celui de Darken Rahl, à part le nom. Beaucoup de gens savent que tu luttes pour leur liberté, pas pour les réduire en esclavage. À présent, c’est l’Ordre Impérial qui incarne la tyrannie…

» Anderith connaît les conditions, comme tous les autres pays. En cas de ralliement volontaire, ce peuple deviendra un égal parmi des égaux, et il sera gouverné par des lois équitables. Les émissaires savent qu’il n’y aura pas d’exception, et il n’ignore rien des sanctions et des conséquences auxquelles s’expose tout pays qui nous tourne le dos.

— Les dirigeants de Renwold étaient également informés. Et ils ne nous ont pas crus…

— Tout le monde ne désire pas voir la vérité en face. Nous devons nous y résigner, et nous concentrer sur les royaumes qui partagent nos convictions et sont désireux de combattre pour la liberté. Richard, tu ne peux pas compromettre une juste cause – et sacrifier des innocents – pour sauver ceux qui désirent rester sourds et aveugles. Cela reviendrait à trahir tous ceux qui t’ont fait confiance, et dont tu es responsable.

— Tu as raison…, souffla le Sourcier. (Il pensait la même chose, mais l’entendre de la bouche de Kahlan le réconfortait.) Anderith a une armée puissante ?

— Oui, mais ce n’est pas l’élément central de sa défense. Les Dominie Dirtch protègent ce pays.

Bien que ce nom évoquât du haut d’haran, Richard ne parvint pas à le traduire, sans doute parce qu’il était trop préoccupé par d’autres problèmes.

— C’est une arme ? Qui pourrait nous servir contre l’Ordre ?

— Une arme magique, oui… Grâce à elle, Anderith est depuis toujours invincible. Ce peuple s’était allié aux Contrées pour trouver des débouchés commerciaux, pas pour des raisons militaires. De ce point de vue, il a toujours été autonome.

» Tu te doutes que les relations n’ont pas toujours été faciles… Mais j’ai réussi, comme les Mères Inquisitrices précédentes, à forcer ces gens à respecter mon autorité et celle du Conseil. Pour ça, il a fallu de temps en temps les menacer d’acheter du grain ailleurs… Cela dit, les Anderiens, très fiers par nature, continuent à se sentir différents des autres… et supérieurs.

— C’est leur avis mais pas le mien, et encore moins celui de Jagang ! Alors, qu’en est-il de cette arme ? Pourra-t-elle arrêter l’Ordre Impérial ?

— Depuis des siècles, elle n’a jamais été utilisée à grande échelle. Mais je crois pouvoir répondre par l’affirmative. En principe, elle décourage tous les agresseurs. Au moins, en temps normal… Depuis le dernier grand conflit, elle a surtout servi à aplanir des différends mineurs.

— Comment fonctionne-t-elle ? demanda Cara.

— Les Dominie Dirtch forment une ligne défensive le long de la frontière qui sépare Anderith du Pays Sauvage. Ce sont de grosses cloches, disposées loin les unes des autres, mais à portée de vue. Elles veillent sur toute la zone frontalière…

— Des cloches ? répéta Richard, très surpris. Comment peuvent-elles protéger un pays ? Tu veux dire qu’elles sonnent pour avertir la population ? Et appeler les troupes au combat ?

Kaplan brandit un index professoral, histoire d’empêcher son mari de s’engager sur une mauvaise voie. Zedd avait le même tic, avec en plus un sourire supérieur qui donnait à son petit-fils le sentiment de retomber en enfance. L’Inquisitrice ne le reprenait pas comme un vulgaire garnement – elle l’éduquait pour de bon, parce que sa connaissance des Contrées était des plus lacunaires.

— Ce n’est pas ce genre de cloche…, dit Kahlan. Mais on les appelle ainsi à cause de leur forme. Ce sont d’énormes blocs de pierre couverts de mousse au fil des siècles. D’antiques monuments, si tu préfères… Mais terriblement dangereux.

» Quand on les voit de loin elles évoquent l’épine dorsale de quelque monstre géant dont le squelette a blanchi au soleil.

— Elles sont si grandes que ça ?

— Elles reposent sur des socles de pierre larges de neuf ou dix pieds et hauts de six ou sept. Quelques marches conduisent à la Dominie Dirtch, qui mesure environ dix pieds. La face arrière de ces cloches est ronde comme un bouclier, ou comme le déflecteur d’une lampe murale. Quand un ennemi approche, les soldats placés derrière chaque Dominie Dirtch la frappent avec un marteau spécial au manche très long. Elles émettent alors un son très profond, un peu comme un glas. En tout cas, c’est ce que disent les hommes postés derrière. Car aucun agresseur n’a jamais survécu pour décrire ce qu’on entend de l’autre côté…

— Et que fait ce « glas » aux soldats adverses ? demanda Richard, de plus en plus étonné.

— Il les pulvérise !

— C’est une légende, d’après toi ? J’ai peine à croire que…

— J’ai vu le résultat, le jour où des primitifs venus du Pays Sauvage ont lancé une attaque pour se venger du mal qu’un militaire anderien avait fait à une de leurs femmes. (Kahlan secoua tristement la tête.) C’était affreux… Des ossements ensanglantés au milieu d’une bouillie rougeâtre où on distinguait encore des cheveux et des lambeaux de vêtements. J’ai reconnu un bout de phalange, parce qu’il portait toujours un ongle, mais c’est tout. Sans ça, j’aurais eu du mal à savoir si j’avais vraiment les restes d’un être humain devant les yeux.

— Maintenant, il n’y a plus de doute, ces armes sont magiques ! dit Richard. Quelle est leur portée ? Et leur puissance ?

— Une fois activées, les Dominie Dirtch tuent tous ceux qui se dressent devant elles, aussi loin qu’un œil humain peut voir. Et les envahisseurs n’ont pas le temps de faire plus de deux pas avant que leur peau explose. Puis leurs muscles se détachent de leurs os et leurs organes se déversent de leur cage thoracique. Il n’y a pas de défense, et aucun moyen de fuir.

— Et si l’ennemi tente une attaque de nuit ?

— Dans ces plaines, les sentinelles peuvent voir à des lieues devant elles, et, la nuit, des torches brûlent le long de toute la frontière. De plus, une tranchée, devant la ligne de défense, interdit toute intrusion furtive. Tant que des sentinelles surveillent le terrain, il est impossible de passer. En tout cas, il en est ainsi depuis des millénaires.

— Et si une énorme force attaquait ?

— Pour ce que j’en sais, les Dominie Dirtch ne se soucient pas du nombre tant qu’il y a derrière elles des soldats pour les faire « sonner ».

— Alors, si l’Ordre…, commença Richard.

— Je sais à quoi tu penses, coupa Kahlan, mais n’oublie pas que la magie se délite. Compter sur les Dominie Dirtch pour arrêter Jagang serait de la folie !

Richard tourna la tête vers Du Chaillu, qui pleurait toujours, à demi dissimulée dans les hautes herbes.

— Tu m’as dit qu’Anderith a une armée puissante…

— Richard, tu as promis à Zedd d’aller en Aydindril !

— C’est vrai, mais je n’ai pas précisé quand !

— C’était sous-entendu…

— Faire un petit détour ne reviendrait pas à avoir menti.

— Richard…

— Et si Jagang avait décidé d’envahir Anderith parce qu’il sait que la magie faiblit ?

— Ce serait une mauvaise nouvelle pour nous, mais les Contrées ont d’autres sources d’approvisionnement…

— Imagine que l’empereur n’ait pas choisi ce pays uniquement à cause de problèmes d’intendance ? Comme Zedd et Anna, ses sorciers ont sûrement remarqué la défaillance de la magie. Rien ne nous dit qu’ils n’en ont pas identifié la cause. Dans ce cas, Jagang entend peut-être saisir l’occasion de conquérir une terre réputée invincible. Ensuite, s’il parvient à bannir les Carillons…

— Comment saurait-il qu’ils sont responsables ? Et même s’il l’avait découvert, les vaincre ne sera pas plus simple pour lui que pour nous.

— Il a dans ses rangs des sorciers formés au Palais des Prophètes. Des hommes et des femmes aussi, puisqu’il détient des Sœurs de la Lumière et de l’Obscurité, qui ont étudiés les grimoires, dans les catacombes. Des centaines d’années de lecture, Kahlan ! Comment mesurer l’étendue de leurs connaissances ?

— Tu crois qu’ils pourraient venir à bout des Carillons ?

— Je n’en sais rien… Mais s’ils en sont capables, voire s’ils trouvent la solution après avoir envahi Anderith, pense aux conséquences ! L’armée de Jagang, infiltrée dans les Contrées et protégée par les Dominie Dirtch ! Nous n’aurions aucun espoir de la déloger.

» L’empereur lancerait à son gré des raids ou des attaques massives que nous ne pourrions pas anticiper, faute d’avoir la possibilité de surveiller les frontières d’Anderith. En revanche, les espions de l’Ordre auraient beau jeu d’épier les mouvements de nos troupes.

» Jagang nous harcèlerait sans relâche, certain de ne rien risquer dès que ses hommes se replieraient derrière les Dominie Dirtch. Avec un peu de stratégie et beaucoup de patience, il lui suffirait de guetter l’instant propice pour lancer un assaut décisif, à l’instant où nos troupes seraient trop dispersées pour réagir. Ensuite, il s’enfoncerait dans les Contrées, et nous en serions réduits à lui coller aux basques, comme une meute de chiens.

» S’il parvient à se réfugier derrière les Dominie Dirtch, le temps jouera pour lui. Qu’importe s’il doit attendre une semaine, un mois ou un an ? Et même une décennie, s’il faut cela pour que nous ayons relâché notre vigilance…

— Par les esprits du bien !…, soupira Kahlan. Mais ce sont des hypothèses, Richard ! Et elles ne valent rien si Jagang n’est pas en mesure de bannir les Carillons.

— Je sais, mais il faut tenir compte de toutes les possibilités. Nous devons prendre une décision – et risquer de tout perdre si nous nous trompons !

— Sur ce point, tu as absolument raison…

Richard regarda de nouveau la femme-esprit, qui semblait prier, désormais.

— Il y a des livres en Anderith ? Par exemple une grande bibliothèque ?

— Oui. On l’appelle « la grande bibliothèque de la Civilisation »

— S’il existe une réponse, pourquoi serait-elle nécessairement en Aydindril, dans le journal de Kolo ? Et si elle nous attendait dans cette bibliothèque ?

— En admettant que la solution soit mentionnée dans un livre… Richard, je sais que tout cela est troublant, mais nous avons des responsabilités à assumer. L’avenir de nations entières est en jeu. S’il faut en sacrifier une pour sauver les autres, ça ne me plaira pas, mais je le ferai sans hésiter.

» Zedd nous a ordonné d’aller en Aydindril pour résoudre le problème. Je sais qu’il a arrangé la vérité à sa sauce, mais, fondamentalement, ça ne change rien. Si lui obéir peut neutraliser les Carillons, nous devons le faire ! C’est notre devoir, parce que des milliers d’innocents dépendent de nous.

— Je sais…

Parfois, le fardeau des responsabilités devenait écrasant. En réalité ils auraient dû pouvoir aller à deux endroits différents en même temps.

— Kahlan, il y a dans cette affaire quelque chose qui me perturbe et je ne parviens pas à définir quoi. Et je deviens fou en pensant aux morts que nous aurons sur la conscience, si nous nous trompons.

— Je partage ton angoisse, souffla Kahlan en posant une main sur le bras du Sourcier.

Mais il se dégagea et se détourna.

— Il faudrait que je puisse consulter ce fichu livre, Le Jumeau de la montagne !

— Anna nous a répondu qu’il a été détruit… Verna le lui a dit dans son livre de voyage.

— Et du coup, je suis coincé… (Richard se retourna.) Tu as dit « livre de voyage » ? Tu sais que ces carnets noirs permettent aux Sœurs de communiquer quand elles sont séparées de leurs collègues ?

— Bien entendu !

— Des sorciers ont fabriqué ces artefacts pour elles, à l’époque de l’Antique Guerre.

— Exact. Et alors ?

— Les livres de voyage fonctionnent par paire. On peut uniquement envoyer des messages au jumeau de celui qu’on possède.

— Richard, je ne vois pas…

— Imagine que les sorciers en aient eu aussi ? La Forteresse en envoyait sans cesse aux quatre coins du monde. Comment ceux qui restaient en Aydindril étaient-ils informés si vite de tout ce qui se passait ? Comment coordonnaient-ils les différentes missions ? Et s’ils avaient tout bêtement utilisé des livres de voyage ? Après tout, ces sorciers-là ont jeté le sort qui protégeait le Palais des Prophètes et créé les carnets noirs pour les sœurs !

— Je ne comprends toujours pas.

— Le Jumeau de la montagne, Kahlan ! Et si c’était un livre de voyage ? Et justement, le « jumeau » de celui de Joseph Ander !

L'Ame du feu - Tome 5
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